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Contrôler les factures d’hôpitaux

Kwashiorkor
Kwashiorkor (California Watch)

Les journalistes d’investigation de California Watch ont été avertis de la possible existence d’une vaste escroquerie au programme fédéral Medicare, qui rembourse les frais médicaux des Américains de plus de 65 ans, au sein d’une grande chaîne d’hôpitaux californienne.

La fraude en question, baptisée upcoding (modification des codes de diagnostic), consistait à rapporter des affections plus graves qu’elles ne l’étaient en réalité pour obtenir un meilleur remboursement. Mais une source-clé dans l’affaire était un syndicat en lutte contre la direction de la chaîne d’hôpitaux, et l’équipe de California Watch savait qu’une vérification indépendante était nécessaire pour que l’histoire soit crédible. Fort heureusement, le ministère de la Santé californien dispose d’archives publiques contenant des informations très détaillées sur tous les cas traités dans les hôpitaux de l’État. Les 128 variables comprennent jusqu’à 25 codes de diagnostic issus du manuel intitulé Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes (couramment appelé CIM-9), publié par l’Organisation mondiale de la santé. Les patients ne sont pas identifiés par leur nom, mais d’autres variables rapportent l’âge du patient, le mode de paiement de ses frais hospitaliers et le nom de l’hôpital qui l’a traité. Les reporters ont compris qu’avec ces données, ils pouvaient vérifier si les hôpitaux de la chaîne rapportaient certaines pathologies rares à des taux significativement plus élevés que ce que l’on retrouvait dans d’autres hôpitaux.

Les bases de données étaient vastes : pratiquement quatre millions de dossiers par an. Les reporters voulaient étudier l’équivalent de six ans d’archives pour voir comment les tendances évoluaient. Ils ont obtenu les données auprès de l’agence étatique ; elles sont arrivées sur des CD-ROM qui ont facilement été copiés sur un ordinateur de bureau. Le reporter en charge de l’analyse des données s’est servi d’un système appelé SAS. Cet outil très puissant permet d’analyser plusieurs millions de dossiers et est utilisé par de nombreuses agences gouvernementales, y compris le ministère de la Santé californien, mais il est coûteux – le même type d’analyse aurait pu être réalisé à l’aide de n’importe quel autre système de base de données, comme Microsoft Access ou la suite open source MySQL.

Une fois les données obtenues et les programmes écrits pour les analyser, il était relativement facile de déterminer les tendances suspectes. Par exemple, une des allégations rapportait que la chaîne signalait divers degrés de malnutrition à des taux bien plus élevés que ce que l’on constatait dans d’autres hôpitaux. À l’aide de SAS, l’analyste des données a extrait des tableaux de fréquences présentant le nombre de cas de malnutrition rapportés chaque année par les 300 et quelques unités de soins intensifs de Californie. Les tableaux de fréquences bruts ont ensuite été importés dans Microsoft Excel pour une inspection plus fine des tendances de chaque hôpital ; la capacité d’Excel à trier, filtrer et calculer des taux à partir de chiffres bruts a permis de faire ressortir facilement les tendances.

Un des exemples les plus frappants était le signalement d’une affection appelée kwashiorkor, un syndrome de déficience en protéine constaté presque exclusivement chez des nouveau-nés affamés dans des pays en voie de développement frappés par la famine. Pourtant, les hôpitaux de la chaîne diagnostiquaient près de 70 fois plus de cas de kwashiorkor chez des personnes âgées que la moyenne des hôpitaux de Californie.

Pour d’autres histoires, des techniques similaires ont été employées afin d’examiner les taux rapportés d’affections telles que les septicémies, les encéphalopathies, l’hypertension artérielle maligne et les atteintes du système nerveux autonome. Une autre analyse se penchait sur les allégations prétendant que la chaîne admettait dans ses urgences des pourcentages inhabituels de patients Medicare, dont la source de paiement des frais hospitaliers est plus sûre que pour bien d’autres patients.

Pour résumer, il nous a été possible de raconter ces histoires en utilisant des données pour vérifier indépendamment les allégations de sources susceptibles d’avoir des intentions inavouées. Ces histoires sont également un bon exemple de la nécessité d’avoir des réglementations strictes en matière d’archives publiques ; si le gouvernement demande aux hôpitaux de consigner ces données, c’est pour que ce type d’analyses puisse être réalisé, que ce soit par le gouvernement, des universitaires, des enquêteurs ou même des journalistes citoyens. Le sujet de ces histoires est important parce qu’il examine dans quelle mesure des millions de dollars d’argent public sont dépensés à bon escient.

Steve Doig, Walter Cronkite School of Journalism, Arizona State University