Le Véritomètre
Nombre de chômeurs, taux de croissance, coût de la délinquance ou encore bénéficiaires du RSA : depuis ces dernières années, les chiffres ont envahi les discours des hommes politiques. Chacun donne son estimation, renforce son argumentaire à grand coup de statistiques « officielles ». Le terrain politique est devenu un champ de bataille de données. À l’approche de la présidentielle, il nous 1 a semblé utile, chez OWNI, de débroussailler ce champ de bataille et donner des clefs de compréhension.
Le Véritomètre : vérifier et donner du sens
Une fois ce grand principe posé, nous nous sommes concentrés sur deux objectifs principaux.
- Faire du factchecking (vérification de l’information), de manière ouverte. Nous voulions éclairer sur la « manipulation » des chiffres sans pour autant nous placer en juges, détenteurs de la vérité absolue des données. Contrairement d’ailleurs à ce que le nom de l’application – Véritomètre, un choix finalement assez marketing – laissait supposer.
- Permettre aux internautes de questionner eux-mêmes les discours des politiques et leur donner accès à des séries de données vérifiées sur les grandes thématiques de la présidentielle (économie, sécurité, éducation, etc.).
D’un point de vue éditorial, nous avons donc fixé rapidement un certain nombre de règles pour notre factchecking. Nous ne vérifiions que les données chiffrées ou chiffrables (par exemple « il y a trois fois plus de chômeurs en France qu’en Allemagne »), nous ne factcheckions pas le futur (comme les prévisions de croissance) et les vérifications se faisaient à partir de sources officielles. Nous nous sommes volontairement limités aux six principaux candidats de la présidentielle (Hollande, Sarkozy, Le Pen, Mélenchon, Joly et Bayrou) lors de leurs interventions médiatiques importantes.
Enfin, nous appliquions une marge d’erreur fixe : plus de 10 % de marge = incorrect (-1), entre 5 et 10 = imprécis (0), moins de 5 = correct (1). La note ainsi obtenue nous permettait de donner un classement des candidats, mis à jour en permanence.
Un mot clef : adaptabilité
L’application, pour répondre à ces objectifs, devait permettre de stocker un grand nombre de données, mais aussi de les mettre à jour facilement, d’en ajouter et de les visualiser : nous ne pouvions pas proposer au grand public une application basée sur un ensemble de tableaux. Nous avions les mêmes contraintes pour les pages « textes » contenant les interventions des politiques : autonomie, ajout et mise à jour facile, rendu graphique clair et ergonomique, etc.
Avec toutes ces contraintes, impossible de demander l’aide d’un développeur à chaque fois pour rentrer une donnée ou pour rentrer un discours : nous devions être autonomes, une fois l’application lancée. De plus, nous voulions aussi pouvoir réutiliser la base de données ainsi constituée, indépendamment du projet Véritomètre.
À cela s’ajoutaient les exigences propres à notre partenaire, I>Télé, qui souhaitait pouvoir montrer l’application à la télévision (notamment les graphiques, en plein écran). Un journaliste devait être présent en plateau et faire la démonstration des vérifications en direct, en naviguant dans l’application avec un iPad pour afficher les graphiques sélectionnés.
Les choix techniques
Une fois les fonctionnalités et contraintes établies, nous avons travaillé avec les développeurs et le directeur artistique d’OWNI pour imaginer comment y répondre. Pour la structure de l’application, le choix s’est porté sur WordPress. Tant pour des raisons de souplesse que par automatisme chez OWNI. Nous aurions tout aussi bien pu utiliser un autre moteur de blog ou un site avec une interface d’administration propre et fonctionnelle.
Pour l’insertion des graphiques, nous avons choisi de les intégrer directement via une base MySQL et de créer des graphiques avec la librairie HighCharts. Ce sont les journalistes qui intégraient les données et sélectionnaient le type de graphique le plus pertinent. HighCharts offrait un rendu fluide et simple, tout en ayant un petit effet au survol des données : indispensable pour la télévision.
Entrer directement les données dans la base de données MySQL via l’interface PHP MyAdmin nous a demandé de révolutionner quelque peu notre approche de la donnée. Là où nous récupérions un tableau « propre » de l’Insee ou d’un organisme quelconque, nous devions le démanteler intégralement pour isoler la donnée, lui donner un identifiant et lui lier ensuite les autres informations (catégorie, source, année, etc.).
Ce travail de conception était passionnant car nous avions construit l’application de A à Z, en partant de nos usages et de nos capacités techniques. Nous avons réellement pris conscience du travail de datajournalisme en équipe : expliquer les contraintes journalistiques aux développeurs, qui cherchent des solutions techniques pour les résoudre.
Le rôle d’un chef de projet, bien que nous ayons tous déjà conçu des applications dans le pôle datajournalisme, s’est avéré également indispensable pour un projet de cette taille, pour gérer les allers-retours avec I>Télé et suivre toute la réalisation du projet.
Les enseignements
Tant la conception que l’animation de l’application pendant presque quatre mois ont été riches d’enseignements pour l’équipe et pour notre pratique du datajournalisme. Se plonger dans les données pendant tout ce temps nous a rappelé à quel point il s’agit d’un sujet d’études mouvant, lié lui aussi à des choix politiques ou à des temporalités. Il n’y a pas de « vérité » dans les données, elles doivent subir un traitement journalistique comme n’importe quelle source. C’est pourquoi lors du débat de l’entre-deux tours, nous n’avons publié « en direct » (sur Twitter) que des vérifications que nous avions déjà faites : pas question d’en faire de nouvelles sans avoir le temps d’étudier les sources et résultats. Heureusement pour nous, les politiques se répètent beaucoup.
Marie Coussin, AskMedia
[1] 5 journalistes (Sylvain Lapoix, Pierre Leibovici, Nicolas Patte, Grégoire Normand, Marie Coussin), 2 développeurs (Tom Wersinger, James Lafa), 2 designers (Loguy, Marion Boucharlat) et une chef de projet (Anne-Lise Bouyer) ont travaillé sur l’application Véritomètre. Le travail de vérification était fait par les 5 journalistes.