L'impossible calcul de la Woman Tax

Cosmétiques, coiffeurs... Les produits "pour femme" semblent plus chers. Mais la réalité est plus complexe
Nous avons mené l'enquête.

Youtube - Extrait de la publicité "Bic for Her"

Fin 2014, le blog Tumblr WomanTax, lancé par le collectif Georgette Sand, faisait le tour du Web français. L'émoi suscité fut tel que le gouvernement, soucieux d’éclipser le dossier de l'actualité, lançât une commission d'enquête dans la foulée, dont l’objectif sera de déterminer si, oui ou non, les femmes payent plus cher pour consommer, et ce, en plus de gagner généralement moins que les hommes.

Contact pris avec Bercy, le ministère chargé du dossier, nous apprenons que le rapport n’a pas de date de sortie prévue. De là à penser que l'affaire est enterrée, il n'y a qu'un pas. Nous avons donc décidé de nous atteler à la tâche et de prouver l’existence d’une Woman Tax. Et nous n'allions pas nous arrêter là : nous voulions comparer cette différence de prix dans plusieurs pays européens, après tout, peut-être qu’en Suède - supposée plus égalitaire - les femmes seraient moins soumises à cette taxe ? La tâche nous paraissait facile. Nous habitons à Berlin et venons souvent à Paris (Journalism++ est basé dans les deux villes), et nous avions déjà constaté des différences : chez Rossman, une droguerie allemande, les produits pour femme et pour homme se partagent le même rayon, sans différence de prix notable. Une heure et demie d'avion plus à l'ouest, chez Monoprix, les produits pour femmes semblent bien être plus chers. Les rayons hommes et femmes étant bien séparés, impossible de comparer les prix en un coup d'oeil.

Au rayon beauté de chez Carrefour, en France, le noir et le rose ne se mélangent pas.
Des prix différents selon le genre des clients - France, 2014. Source : Woman Tax Tumblr

Bien des articles ont été écrits sur la base d’exemples anecdotiques au sujet de la Woman Tax. Mais nous sommes des datajournalistes et nous ne pouvions nous contenter de on-dits et de cas par cas, nous voulions prouver l’existence d’une tendance.Nous comptions réaliser une étude complète, européenne même, pour révéler le nom des distributeurs et des marques les plus discriminants envers les femmes.

Dans cette étude de l'université de Central Florida, des chercheurs américains ont montré que les femmes payaient systématiquement plus cher chez le coiffeur, le pressing (pour les chemisiers uniquement) et les cosmétiques. Ce dossier mentionne également qu’une autre étude a montré que les concessionnaires automobiles proposaient des offres plus avantageuses aux hommes qu'aux femmes. Dans plusieurs états américains, le législateur a même interdit - depuis plusieurs années déjà - les discriminations de tarification basées sur le sexe dans les services. On n’y affiche plus les prix pour une coupe «homme » ou « femme » mais en fonction de la longueur des cheveux. Pourquoi la France est-elle à la traine ? Nous allions enfin mesurer la Woman Tax et suggérer des moyens d'y mettre fin.

I. Ce qu'ont révélé les données

Récolter automatiquement les données et aspirer tous les prix de tous les distributeurs en Europe n'était pas vraiment un problème. Pour tester notre approche, nous nous sommes intéressés aux déodorants chez Monoprix et Rossman, et aux parfums et eaux de toilette chez Douglas et Sephora. Ces produits auraient dû être des cas faciles, les chercheurs américains ayant déjà montré que les cosmétiques étaient plus chers pour les femmes. Pris dans leur ensemble, les cosmétiques représentent quelques pourcents des dépenses des ménages. Si notre test avait fonctionné, nous aurions pu l'étendre aux reste des produits de consommation courante.

Au total, nous avons récolté 5000 prix de parfums et 500 prix de déodorants. Un peu de travail de nettoyage de données, puis calcul du prix au litre de chaque produit : les médianes des prix montraient que les produits pour femme étaient largement plus chers, quel que soient les distributeurs et le pays. Une de nos hypothèses de départ, selon laquelle les allemands, plus branchés unisexe, seraient plus égalitaires, s'écroulait.

les déodorants Rexona sont un tiers plus chers pour les femmes, et cela va jusqu'à quatre fois plus chers pour la marque Nivea. Les hommes aussi doivent parfois payer plus cher, les produits de la marque Cadum y sont trois fois plus chers pour eux.
Les produits pour femme sont largement plus chers, quel que soient les distributeurs et le pays.

Qu'à cela ne tienne ! Nous avons ensuite choisi de comparer les produits deux à deux, c’est à dire les produits identiques packagés et marketés en version “homme” et en version “femme”. Le travail était plus difficile à automatiser, mais nous avons donc retrouvé les couples de produits : suffisamment similaires pour que l'on puisse considérer que le coût des ingrédients n'influence pas le prix de vente (pour un parfum par exemple, les ingrédients représentent moins de 5 % du prix) et suffisamment genrés pour qu'aucun doute ne soit possible. Pour les déodorants vendus chez Monoprix, les différences apparaissent clairement mais varient selon les marques : les déodorants Rexona sont un tiers plus chers pour les femmes, et cela va jusqu'à quatre fois plus chers pour la marque Narta. Les hommes aussi doivent parfois payer plus cher, les produits de la marque Cadum y sont trois fois plus chers pour eux. Dans les parfums, les différences étaient également très marquées, les femmes payant environ 20 % de plus que les hommes.

Pour une même marque, les produits pour femme ont tendance à être plus chers, mais ce n'est pas toujours le cas.

Cela dit, cette méthodologie ne nous satisfaisait pas non plus pleinement. Que dire des produits Axe (pour homme), très chers, et qui n'ont pas d'équivalents féminins ? Et les produits unisexes ? Et si les différences de prix étaient liées à la séparation des rayons ? Fallait-il mesurer la distance entre les rayons dans tous les supermarchés d'Europe ? La durée du projet augmentait encore.

Rayon beauté à Carrefour
II. Ancrages

Un effet bien connu en marketing est l'ancrage. Si vous proposez à un(e) client(e) trois produits à 5, 10 et 15 euros, vous allez vendre plus de produits à 10 euros, le milieu de gamme. Proposez les mêmes produits à 5, 15 et 50 euros et vous allez vendre presque autant de produits à 15 euros que s'ils étaient à 10 euros. Dès lors, les produits haut-de-gamme pour femmes, même s'ils n'ont pas d'équivalent pour hommes, doivent être pris en compte car ils contribuent à faire que les femmes dépensent plus. Le calcul de la Woman Tax s'annonçait de plus en plus complexe.

Les données que nous avons récoltées montrent aussi que les fabricants proposent plus de produits d'entrée de gamme pour femme que pour homme. Peut-être que les produits pour femme les plus chers sont destinés aux femmes plus aisées, tout simplement et qu’ils sont au final très peu vendus. Il aurait fallu que nous allions chercher les volumes vendus pour chaque produit pour en avoir le cœur net, une tâche beaucoup plus ardue que de collecter les prix.

Les graphiques ci-dessous présentent la distribution des prix des déodorants vendus chez Monoprix.


N(hommes)=102 N(femmes)=92. Si il y a à peu près autant de déodorants pour femmes que pour hommes, la gamme de produits pour femmes est nettement plus étendue. Environ deux fois plus de produits pour femmes sont proposés dans le bas de gamme (0-20 €/litre) et près de quatre fois plus dans le haut de gamme (140-160 €/litre).

Source : publicité pour la vodka Stil.
III. Une question d'expertise

Nous sentions que nous n'étions pas sur la bonne voie. Nous avons passé quelques coups de fils auprès de connaissances économistes et marketeurs pour qu'ils nous aiguillent. Pour eux, le problème est moins une question de prix que d'expertise. Un client qui connaît bien un domaine est capable de discerner les différences entre les produits et de “craquer” pour s'offrir un haut-de-gamme. Quelqu'un qui n'y connaît rien en vin ne risque pas de payer 500 euros pour un Pommard 2003, alors que cela paraîtra tout à fait raisonnable à un expert. Les marketeurs d'Unilever et autres fabricants savent bien que les femmes sont en général plus expertes que les hommes sur les cosmétiques et ne se privent pas d'élargir au maximum leur offre pour inciter les clientes à monter en gamme.

La Woman Tax devient moins un problème de marketing qu'un problème d'éducation. Pourquoi la plupart des femmes se sentent-elles “expertes” dans le domaine de la beauté et des cosmétiques, alors que les hommes avouent sans complexes ne rien y connaitre et ne se contentent que de 2-3 produits basiques dans leur salle de bain ?

La réponse tient dans la conception que nous, en tant que société, nous faisons de la féminité. Être femme, cela suppose d’accorder une grande importante à son apparence, d'acheter du rouge à lèvre, des crèmes de soin, de se faire épiler, et tant d'autres détails qui se traduisent en plusieurs dizaines d'euros à la fin du mois.

Source : publicité pour Marlboro.
IV. Le coût de la masculinité

Finalement, nous nous voyions bien partir sur cette approche, cette fois-ci, non-plus pour calculer l'écart de prix entre les produits genrés, mais bien le coût de la féminité. A un détail près : sans connaître le coût de la masculinité, une telle estimation n'aurait guère de sens. Or, le coût de la masculinité est encore plus difficile à déterminer, puisque nos sociétés considèrent souvent que le masculin est la norme. Souvent, mais pas tout le temps. L'addiction au tabac, par exemple, qui coûte si cher, est très masculine. Et pas uniquement pour des raisons personnelles : pour de nombreux Français nés avant 1979, c'est l'armée, lors du service militaire, qui a incité à fumer. Même chose pour l'alcool. Une femme qui ne boit pas est plus acceptée qu'un homme qui fait de même, surtout en Allemagne. Est-ce que les bières bues après une journée de travail rentrent dans le calcul du coût de la masculinité ? Et en parlant d'expertise, il est rare de trouver une femme qui remplit son réservoir avec une essence premium (le diesel Ultimate chez BP coûte plus de 10 % de plus que le diesel standard), alors que les bénéfices pour le moteur sont discutables.

Ce qui nous semblaient être une mission facile a évolué en une réflexion globale sur le genre et les habitudes de consommation qui y sont liées. Passionnant, mais impossible à mesurer.

Source : publicité pour Schlitz.

Même si il est frustrant de ne pas avoir réussi à prouver avec une enquête basée sur les données ce que nous constatons tous les jours à l’oeil nu, des moyens existent pour continuer à réduire les discriminations qui subsistent. Lorsqu’il s’agit de services, les abus sont beaucoup plus simples à détecter. Le prix d'une coupe basique chez le coiffeur et le tarif des chemisiers au pressing, coûtent plus cher pour les femmes, sans aucune justification. Nul besoin de monter une enquête européenne de plusieurs mois pour mesurer cet écart, n'importe quelle rédaction peut le faire en passant 15 coups de fils aux coiffeurs et pressings de sa ville. Nous espérons de tout cœur que le législateur interdira cette pratique dans les mois qui viennent.

La réalité est bien trop complexe pour pouvoir affirmer qu'une Woman Tax existe, moins encore la mesurer.