Guide du datajournalisme 1.0 BETA

Crowdsourcing, l’accès à la TNT dans le sud-est de la France

Dans la nuit du 29 au 30 novembre 2011, la télévision analogique s’est définitivement éteinte en France, au profit de la télévision numérique terrestre (TNT). Si ce changement ne s’est pas fait en un jour (certaines régions y sont passées dès la fin 2009), l’objectif des instances dirigeantes était clair dès le départ : 100 % des Français devaient à terme avoir accès à la TNT.

Depuis la Savoie, j’ai suivi ce passage qui s’est déroulé en deux temps dans ce département, le 15 juin 2011, puis le 20 septembre de la même année. Très vite, les téléspectateurs mécontents se sont manifestés en nombre sur les réseaux sociaux et lorsque nous les rencontrions sur le terrain : la TNT, selon eux, ça ne fonctionnait pas. La faute à des problèmes techniques ; la faute au relief aussi, sûrement. Alors, après discussions lors d’une session de formation à l’École supérieure de journalisme de Montpellier avec David Servenay, mon collègue du Dauphiné Libéré Julien Depelchin et moi-même avons souhaité lancer un appel aux lecteurs, en novembre 2011, sur toute la zone de diffusion de notre quotidien (Ardèche, Drôme, Hautes-Alpes, Haute-Savoie, Savoie, Isère, Vaucluse, une partie de l’Ain et une partie des Alpes-de-Haute-Provence).

Le Dauphiné Libéré donne régulièrement la parole à ses lecteurs. Mais la rédaction n’avait jamais expérimenté la méthode du crowdsourcing. Même si elle a suscité quelques craintes et désaccords au sein de l’équipe, cette méthode me semble avoir plusieurs intérêts. D’abord, elle permet aux journalistes de recueillir des informations difficiles à obtenir en temps normal dans un journal comme Le Dauphiné Libéré. En effet, il nous aurait été impossible d’arpenter l’ensemble de notre zone de diffusion en vue de faire un état des lieux complet de l’accès de la population à la TNT. Ensuite, le crowdsourcing permet de vérifier rapidement la fiabilité des données : plus il y a de réponses concordantes, plus les données récoltées deviennent des informations. Dans le cas de la TNT, on ne peut pas nier une source d’erreur évidente due à la technique. Mais, comme nous le verrons plus tard, nous avons tenté de la réduire au maximum. Enfin, cette méthode permet au journal de s’engager : nous avons demandé aux lecteurs de participer à notre enquête en échange de quoi nous nous sommes engagés à présenter le résultat aux autorités compétentes, afin que la situation s’améliore. Par ailleurs, ce crowdsourcing sur la TNT, dans cette région du sud-est de la France, revêtait d’autres intérêts. Cette zone a été confrontée à trois passages : les 15 juin et 20 septembre 2011 (Ain, Haute-Savoie, Savoie, Isère, Drôme et Ardèche), et le 5 juillet (Drôme, Ardèche, Hautes-Alpes, Alpes-de-Haute-Provence et Vaucluse). Elle est connue également pour ses massifs montagneux. Et la télévision a une place importante dans de nombreux foyers français ; la région est donc sujette à mobilisation. Trois raisons de plus qui nous faisaient penser que les lecteurs pouvaient être au rendez-vous de notre appel. Mais pour que ce soit réellement le cas, nous devions proposer un appel clair et simple, afin de ne pas effrayer les lecteurs. Sur le site internet du journal, nous avons posé une question : votre réception de la TNT est-elle bonne, moyenne ou mauvaise ? Nous avons en outre demandé aux lecteurs de nous indiquer leur adresse postale (afin d’identifier la zone géographique de manière précise) et leur adresse mail. Nous voulions notamment éviter les réponses multiples d’une même personne. Toutes ces contributions nous arrivaient sur un Google Document que nous traitions ensuite sur une Google Map, visible sur le site internet du journal. À chaque fois, nous classions ces contributions par commune et par qualité de réception, selon ce que les lecteurs nous avaient transmis. Dans un deuxième temps et sur une deuxième carte, nous avons aussi classé ces contributions par nombre (une réponse identique, de deux à cinq réponses identiques, de six à dix réponses identiques, plus de dix réponses identiques). Et plus le nombre de réponses concordantes était important, plus l’état des lieux devenait fiable.

Pour donner de l’ampleur à notre appel, nous avons en parallèle sollicité nos contacts sur les réseaux sociaux. Nous avons aussi eu le droit à une aide surprise, avec le site www.01net.com qui a, début décembre 2011, évoqué notre appel. Des réponses nous sont alors parvenues d’un peu partout en France.

Durant toute cette période, il a fallu compléter notre carte rapidement, presque en temps réel. Ce qui n’a pas été si simple les jours où la participation des lecteurs était importante, puisque nous n’étions toujours que deux journalistes mobilisés et non déchargés des autres travaux en cours par nos responsables. Mais l’investissement a payé : au total, les lecteurs ont été plus de 1 200 à participer entre novembre et décembre 2011. Pour un quotidien régional qui n’a pas l’habitude de lancer ce genre d’appel, cela ressemble à une réussite.

Le premier constat que l’on a pu faire face à cette carte, c’est qu’il y avait une surreprésentation du problème dans les contributions. C’est bien connu, nous parlons surtout des trains qui arrivent en retard… Mais nous avons pu pointer des zones en délicatesse, notamment en Savoie, en Haute-Savoie, en Isère et dans le Vaucluse, les départements qui ont le plus participé à ce crowdsourcing.

Les erreurs techniques dans la transmission de l’information ne pouvaient pas non plus être complètement écartées. Nous avons donc ensuite tenté de recontacter les lecteurs, avec l’aide de journalistes de tous les départements, afin de faire un bilan global sur la version papier du Dauphiné Libéré.

Mais tout cela nous a demandé du temps. Et c’est ici notre erreur. L’enseignement principal que je retire de cette expérience est que cette méthode du crowdsourcing a toute sa place quand il s’agit de traiter de sujets que l’on peut qualifier de « mobilisateurs ; mais la rédaction doit être en mesure de s’investir dans un espace-temps très court. Parce que plus ça dure, moins c’est fiable. Ce qui nous a sauvés ici, c’est que nous avons pu recontacter les lecteurs. Mais certains n’ont pas répondu. Ils sont donc notre principale source d’erreur.

Notre dossier dans le journal papier est sorti fin janvier et début février 2012, selon les départements. Chaque rédaction départementale est partie à la rencontre de lecteurs qui avaient répondu à notre appel. Nous avons aussi contacté les instances qui n’ont pu nier les problèmes, même si certains commençaient à se régler. Soyons honnêtes, il n’y a pas eu de règlement complet de la situation grâce à notre travail. Cependant, nous sommes parvenus à proposer un état des lieux, certes imparfait, mais unique en son genre.

Cette expérience a par ailleurs permis de fidéliser le lecteur, de l’amener sur le site internet du journal comme sur la version papier du Dauphiné Libéré. Et en plus des 1 200 contributions des lecteurs, notre carte noire de la TNT a, au total, été consultée plus de 20 000 fois sur www.ledauphine.com.

Fanny Hardy, Le Dauphiné Libéré