Guide du datajournalisme 1.0 BETA

Suivre les flux financiers, datajournalisme et collaboration internationale

The Investigative Dashboard
L'Investigative Dashboard (OCCRP)

Les journalistes d’investigation et les citoyens souhaitant combattre le crime organisé et la corruption, qui affectent la vie de milliards de personnes dans le monde chaque jour, ont désormais un accès à l’information sans nul précédent. D’énormes volumes de données sont mis en ligne par des gouvernements et d’autres organisations, et de plus en plus d’informations importantes se retrouvent à la portée de tous. Cependant, dans le même temps, les politiques corrompus et les organisations mafieuses font de leur mieux pour dissimuler certaines informations afin de masquer leurs méfaits. Ils s’efforcent de laisser les gens dans le flou tout en faisant des choses abominables qui perturbent la société dans son ensemble et mènent à des conflits, des famines ou d’autres sortes de crises. Il est du devoir du journaliste d’investigation d’exposer ces méfaits, et ce faisant, de désarmer les mécanismes de la corruption et de la criminalité.

Voici trois conseils qui vous aideront à faire du bon journalisme quand vous enquêterez sur des actes de corruption et des crimes majeurs, même dans le plus austère des environnements :

Franchissez les frontières

Bien souvent, il est plus simple d’obtenir des informations depuis l’étranger qu’à l’intérieur du pays où le journaliste travaille. La collecte d’informations par l’intermédiaire de bases de données étrangères ou en utilisant les lois d’accès à l’information d’autres pays peut vous apporter les réponses que vous cherchez. De plus, les criminels et les officiels corrompus ne gardent pas leur argent à l’endroit où ils l’ont volé. Ils préfèrent le déposer dans des banques étrangères ou investir dans d’autres pays. La criminalité est un phénomène international. Sur Internet, on trouve de nombreuses bases de données permettant de suivre les flux financiers dans le monde. Par exemple, l’Investigative Dashboard permet aux journalistes de suivre les virements de fonds au-delà des frontières.

Servez-vous des réseaux de journalisme d’investigation existants

Les journalistes d’investigation du monde entier se regroupent dans des organisations telles que l’Organized Crime and Corruption Reporting Project, l’African Forum for Investigative Reporting, Arab Reporters for Investigative Journalism ou encore le Global Investigative Journalism Network. Il existe également des plateformes de journalisme professionnelles telles qu’IJNet, où s’échangent chaque jour des informations sur le journalisme dans le monde. Beaucoup de ces reporters qui se regroupent en réseau travaillent sur des problèmes similaires et sont confrontés à des situations semblables, alors il paraît logique qu’ils partagent leurs informations et leurs méthodes. Ces réseaux sont rattachés à des listes de diffusion et à divers réseaux sociaux, il est donc facile de prendre contact avec des collègues journalistes pour leur demander des informations ou des conseils. Des idées d’enquêtes peuvent également émerger de ces forums et listes de diffusion.

Utilisez les nouvelles technologies et collaborez avec des hackers

L’informatique est là pour aider le journaliste d’investigation à accéder aux informations qu’il cherche et à les traiter. Divers types de logiciels sont conçus pour nettoyer, explorer et organiser de gros volumes de données, et pour trouver les documents qui dévoilent une histoire. Il existe de nombreux logiciels prêts à l’emploi pour analyser, collecter ou interpréter des informations – et surtout, le journaliste d’investigation doit savoir qu’il y a des tonnes de programmeurs prêts à lui donner un coup de main. Ces programmeurs ou hackers savent comment obtenir et traiter des informations, et ils peuvent être d’une aide précieuse dans l’effort d’investigation. Ces programmeurs, dont certains sont membres de mouvements Open Data, peuvent devenir des alliés précieux dans la lutte contre le crime et la corruption en aidant les journalistes à recueillir et analyser des informations.

Un bon exemple d’interface entre programmeurs et citoyens est ScraperWiki, un site où les journalistes peuvent demander de l’aide à des programmeurs pour extraire des données de sites web. L’Investigative Dashboard tient une liste d’outils prêts à l’emploi pour aider les journalistes à recueillir, organiser et analyser des données.

Les conseils susmentionnés ont fait preuve de leur utilité à de nombreuses reprises. Un bon exemple est le travail de Khadija Ismayilova, une journaliste d’investigation azerbaidjanaise chevronnée qui travaille dans un environnement austère en matière d’accès à l’information. Chaque jour, elle doit surmonter des obstacles pour pouvoir offrir des informations fiables au public azerbaidjanais. En juin 2011, cette journaliste du bureau de Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL) à Bakou a rapporté que les filles du président azerbaidjanais, Ilham Aliyev, dirigeaient secrètement une entreprise de télécommunications en plein boom, Azerfon, par le biais d’entreprises off-shore basées au Panama. L’entreprise affiche quasiment 1,7 millions d’abonnés, couvre 80 % du territoire national et était (à l’époque) le seul fournisseur de services 3G en Azerbaïdjan. Ismayilova a passé trois ans à essayer de déterminer qui étaient les propriétaires de l’entreprise, mais le gouvernement refusait de dévoiler le nom des actionnaires et a même menti à plusieurs reprises sur ce sujet. Il a même prétendu que l’entreprise était détenue par la firme allemande Siemens AG, une affirmation niée catégoriquement par cette société. La journaliste azerbaidjanaise est parvenue à découvrir qu’Azerfon était détenue par plusieurs entreprises privées basées à Panama. Sans aucune aide extérieure, elle se trouvait dans une impasse. Au début de l’année 2011, Ismayilova a appris à travers l’Investigative Dashboard que les entreprises basées à Panama pouvaient être tracées à l’aide d’une application développée par le programmeur militant Dan O’Huiginn. Grâce à cet outil, elle a finalement découvert que les deux filles du président étaient impliquées dans l’entreprise de télécommunications par l’intermédiaire des sociétés panaméennes. En fait, O’Huiginn a créé cet outil pour aider les journalistes du monde entier à signaler les actes de corruption – Panama, un paradis fiscal bien connu, est utilisé depuis longtemps par des politiques corrompus (des amis de l’ancien président égyptien Hosni Moubarak aux fonctionnaires corrompus des Balkans ou d’Amérique latine) pour y dissimuler de l’argent volé. Ce qu’a fait le programmeur-militant se nomme Web scraping ; une méthode permettant d’extraire et de réorganiser des informations pour qu’elles puissent être utilisées par des enquêteurs. O’Huiginn a recopié l’intégralité du registre des entreprises de Panama car ce registre, bien qu’il soit ouvert, ne permettait des recherches que si le journaliste connaissait le nom de l’entreprise qu’il ou elle cherchait. Cela limitait les possibilités d’investigation, car les journalistes cherchent généralement des noms de personnes pour retrouver leurs biens. Il a donc extrait les données et a créé un nouveau site web permettant également la recherche par individu. Ce site permet aux journalistes de tous pays d’aller à la pêche aux informations, de saisir les noms d’officiels du gouvernement et du Parlement et de vérifier s’ils détiennent secrètement des entreprises au Panama (comme la famille du président azerbaidjanais).

Il y a d’autres avantages à suivre les conseils soulignés ci-dessus, outre un meilleur accès à l’information. Parmi ceux-ci, il y a la minimisation des risques pour les reporters travaillant en environnement hostile. Lorsqu’il travaille en réseau, le journaliste n’est pas seul ; il est donc plus difficile pour les criminels de déterminer qui est responsable de l’étalage de leurs méfaits et d’y répondre par la violence.

Une autre chose à garder à l’esprit, c’est que des informations qui ne semblent pas particulièrement utiles dans une zone géographique donnée peuvent être cruciales dans une autre. L’échange d’informations par le biais de réseaux d’investigation peut conduire à des révélations fracassantes. Par exemple, quand un ressortissant roumain est arrêté en Colombie avec un kilogramme de cocaïne, cela ne fait probablement pas la une à Bogota, mais cela peut s’avérer très important pour le public roumain si un reporter local découvre que la personne arrêtée travaille pour le gouvernement à Bucarest.

Un journalisme d’investigation efficace est le résultat de la coopération entre des journalistes d’investigation, des programmeurs et d’autres personnes souhaitant contribuer à créer un monde plus propre et plus juste grâce aux données.

Paul Radu, Organized Crime and Corruption Reporting Project